Lettre à un compatriote (Par Ibrahima Sanoh )

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Mon cher ….,

Je ne sais pas si je dois dire ami, frère ou même compatriote.  Je ne sais pas .Je doute de tout.  Si je commence cette lettre par ces mots, c’est que j’espère  que le souvenir de notre ancienne fraternité  sera plus fort chez toi que des malheureux  incidents qui nous ont opposés.  Nous avons un pays en partage. 

Nous nous sommes, toi et moi, aigris à propos des questions politiques qui, il faut le reconnaître, n’avaient d’intérêt ni pour l’un, ni pour l’autre. Je réside dans cette ville et je vis de mon commerce. Je vis dignement, tu sais. Je ne  parle pas de  la politique, je ne sais pas grand-chose à ce domaine. Nous fréquentons les mêmes lieux de culte et attestons le même Dieu. Si je t’appelle frère, c’est pour te  rappeler que tu n’as pas le droit de  répandre mon sang et de toucher à mon honneur. Ma propriété est sacrée et tu ne dois pas la violer.   Je suis né ici, dans cette ville, comme toi.

Il y a dix ans, la politique nous avait divisés. Et, tu m’avais dit à travers des amis communs : «  Je l’avoue bien volontiers, j’ai  eu tort de me passionner au point, comme je l’ai fait, de te dire des choses blessantes, de piller ta boutique, qu’aujourd’hui, je le regrette  fort même  si mon égo boursoufflé m’empêche de dire mes excuses. » Je t’avais compris. La passion t’avait conduit à cela et  regret s’en est suivi.  Je ne voulais plus d’explications. Même pas d’excuses.   Je t’avais accordé mon pardon.   La vérité était que tu avais été monté contre moi. On t’avait dit que  des gens qui me ressemblent par la physionomie avaient ourdi une affaire d’empoisonnement  contre les militants du parti qui  t’es échu en héritage. En effet, tu sais, ce parti est celui que de ton défunt père t’as légué.  Alors, tu as cru que quelqu’un d’autre  devait payer  pour  le mal qu’on t’avait dit.   Je suis devenu une victime expiatoire.   Et, innocent que j’étais, tu m’as attaqué à coups de gourdins, tu as brûlé ma concession,  tu as  pillé mes biens. Tu n’avais pas réfléchi aux conséquences de tes actes. Comme si cela ne suffisait pas, tu avais ajouté : «  Etranger, va chez toi ! »

Cher compatriote, depuis quelques jours, tu  pilles mes propriétés, tu humilies mes aînés,  tu appelles à ma mort et me traques tel un fauve.  Je dois encore payer  pour les actes des autres parce qu’ils ont attaqué le cortège d’une autorité politique de ton parti dans une localité qui m’est inconnue ?   Pourquoi devrais-je payer pour les actes des autres ? Parce que nous aurions les mêmes noms ?   Où  suis-je né ?  Où ai-je grandi ?  Qui sont mes amis ?  A quelle culture pourrais-je m’identifier ? 

Cher compatriote, je te rappelle ce que tu sais. Je suis né ici, comme toi.   J’ai grandi ici, comme  toi. Tu as quitté pour aller étudier, je suis resté pour exercer mon commerce. Mes aïeux sont venus s’installer ici. Alors, ils avaient trouvé l’hospitalité.  L’amour des gens d’ici gagna leurs cœurs.  Mon père est né ici, ses frères et sœurs aussi.   Je suis d’ici.  Oui, je suis d’ici.  C’est la langue d’ici que je parle le mieux. C’est à la seule  culture d’ici que je puisse m’identifier.

Cher compatriote, les vacances passées,  j’ai été dans le village d’origine de mon père. Tu sais, chacun vient de quelque  part.  Là-bas, on m’a traité d’étranger, de perdu et même d’assimilé. J’estropais certains mots, j’avais une prononciation douteuse et mon vocabulaire était pauvre. Je ne comprenais pas grand-chose aux sermons dans les mosquées, ils étaient tenus dans une langue qui m’était étrangère.  Là-bas, les repas m’étaient étrangers. Tout m’y était étranger. Même le climat.

Cher compatriote, peux-tu me dire que tu maîtrises mieux ta langue maternelle que moi ? C’est ma langue maternelle aussi. Quel effort ai-je fourni pour la comprendre et la parler ?   Que sais-tu de la culture d’ici qui me soit inconnue ? Peux-tu prouver que tu aimes cette ville plus que moi ? Je vends ici, je rends de grands services ici. J’ai été cordonnier, j’ai aidé  les hommes et femmes à ne pas marcher avec des chaussures éculées et à ne pas les avoir sales.  J’ai construit ici. Oui, j’ai construit des maisons altières ici dignes de l’amour que j’ai pour ma vie. Ma famille vit ici. Tu dis que je suis étranger ?  Parce que mon nom diffère du  tien et ressemble à celui d’un autre qui me renie ?  C’est à cause de  mon nom que tu me rejettes ?  C’est à cause de la politique à laquelle je ne sais pas grand-chose que tu détruis ma propriété, me convies à aller je ne sais où ?  Pourquoi veux-tu me chasser de ma maison, de ma ville ?

Cher compatriote, ceux  qui t’ont convié à la haine, à me détester, à me réduire à néant, n’ont rien fait pour toi et moi.  Hier, nous vivions là en paix, ils ne t’ont fait aucune faveur. Nous souffrions de la même manière, nous vivions les mêmes doutes et les mêmes craintes, celles des lendemains incertains et de la  maladie. 

Cher compatriote, quoi t’ont-ils donné qui justifie que tu doives ôter ma vie, m’humilier pour que ta vie change en bien et  que tu vives mieux ?   Le sort d’un candidat à une élection  présidentielle dépend-il de nous deux ? Cher compatriote, ressaisis-toi ! Tu n’œuvres pas  à l’honneur de ta culture, de celle à laquelle je m’identifie. Elle n’est pas celle de la haine, de la violence, de l’injustice. Elle est celle de l’hospitalité, de la pondération, de la mesure, de l’altérité. Elle est celle du respect de l’autre, du respect de la différence et de sa valorisation.  Elle est celle de l’amour et de l’harmonie.

Cher frère, je ne me méprends point en le disant, tu es mon frère en l’humanité,  ressaisis-toi, tu t’es emporté trop loin !  Ne vois-tu pas que je suis d’ici et qu’il n’y a eu aucunes  représailles ailleurs ?   Nulle ne devrait commettre une injustice pour réparer une autre.  Pourquoi veux-tu me traiter d’étranger ?  Où voudrais-tu que j’aille ?  Alors que tu détruis mes concessions, où voudrais-tu que je dorme ?  A la belle étoile ?  La pluie doit-elle me couvrir d’opprobre ?

Cher compatriote, je ne mendie pas ton amour. Tu peux ne pas m’aimer, cela ne m’oblige pas à te haïr. Seulement, je te convie à respecter le fait que sois différent de toi. J’ai droit à la vie, mon honneur, mon sang, ma propriétés sont sacrés et inviolables.  J’ai droit d’avoir un leader politique différent du tien, j’ai droit à participer à sa campagne qui ne doit pas être empêchée.

Tu sais, je ne t’en veux pas. Je ne peux pas vivre de la haine de l’autre, autrement j’aurais perdu ma liberté. Alors, comme un poisson pris à l’hameçon, un autre me conduira à sa guise.  Je ne t’en veux pas. J’en veux aux médiocres  qui sont les industries de la haine et qui exportent la violence où ils vont.  Cher compatriote, ne vois-tu pas que nous vivions heureux et en paix ?  Dès qu’ils sont arrivés, ils  t’ont insufflé de mauvaises pensées. Ils  sont là pour la cause d’une élection. S’ils te donnent l’aumône, c’est pour que tu vives dans l’indignité.  Ils s’en iront bientôt et ne penseront plus à toi. Nous resterons ici, où nous sommes nés et vivons.   Comment oseras-tu me regarder ? Ressaisis-toi !  Ne sois plus odieux !

Ibrahima SANOH, citoyen guinéen.



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