COMMENT DÉGUERPIR AUTREMENT ? (Diaka Camara Consultante BI)

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Depuis 2019, les opérations de déguerpissements s’intensifient à Conakry et s’installent comme un mode de régulation de l’espace urbain. Pour une meilleure maitrise de l’évolution de l’urbanisme, l’état à travers les collectivités territoriales a régulièrement recours à ce procédé pour enrayer les occupations illégales du domaine public. Ce qui est exceptionnel cette fois ci, c’est qu’une annonce du président de la république entraine un déguerpissement sans aucun délai ni alternative. Bien que ce durcissement de la politique urbaine puisse être bénéfique pour améliorer l’image de la ville, ces opérations n’ont jamais permis d‘éradiquer complétement le problème.

En effet, ces déguerpissements consistent à mettre fin à une occupation illégale du domaine public pour des activités commerciales, qui engendre une action des autorités destinée à nettoyer les espaces publics urbains de toute occupation non prévue dans le plan d’urbanisation en vue de leur mise en ordre. Ils concernent “Les commerces, villas, baraques et autres magasins situés aux abords de grandes artères, des rues et tout autre lieu déclarés d’utilité publique…

COMMENT L’ESPACE PUBLIC S’EST-IL LAISSÉ ENVAHIR ?

L’usage du déguerpissement est un héritage de la colonisation qui s’impose comme unique solution face à la problématique d’occupation « anarchique » du domaine de l’état. Cependant il est important de distinguer les cibles selon les usages sociaux de ces espaces. La rue et les trottoirs sont strictement réservés à la circulation des biens et des personnes, en aucun cas ne devraient servir à un lieu d’activité économique susceptible de perturber la fluidité. Cependant, les populations ne l’entendent pas de cette oreille du fait qu’elles assimilent l’accessibilité du domaine public notamment de la rue à une disponibilité foncière. À ces politiques urbanistiques des autorités s’est opposée la nécessité de la survie des couches vulnérables qui vivent essentiellement d’activités informelles. La tolérance des autorités dans les années de crise (politique, économique…) fut la porte ouverte à toutes sortes de pratiques. Nous avons des habitats, des activités commerciales et artisanales en vue d’une occupation du sol ponctuelle ou permanente selon les équipements implantés.

DÉGUERPIR SANS TROP RÉFLÉCHIR

Les années 2000 ont été spécialement marquées par les occupations « sauvages » à
Conakry. Les autorités responsables, affaiblies par les multiples crises n’ont pu empêcher la « privatisation » des espaces publics, qui s’est pratiquement généralisée à l’ensemble de la ville et au-delà. Avec une politique urbaine moins forte voire inexistante, la montée en puissance du clientélisme avec son lot de corruption dans la gestion de l’occupation de l’espace public encourage les couches précaires (mais pas seulement) à investir ces espaces devenus par la force des choses des lieux de promotion de l’auto-emploi. Le commerce, les transports populaires, la restauration de rue, les ateliers en tous genres et bien d’autres petits métiers se sont multipliés sur les espaces publics, posant de nombreux problèmes de circulation, notamment par l’encombrement des trottoirs, des carrefours, ou par le rétrécissement de facto de la chaussée. Outre les questions d’urbanisme, qui devenaient aigues, il y avait l’insalubrité des lieux occupés : ordures et eaux usées jonchaient le sol.

Contrairement aux habitats précaires localisés un peu plus à l’abri des regards, les espaces publics ainsi investis sont beaucoup plus visibles. Des magasins issus des transformations des rez-de-chaussée des immeubles et des étals sur les pas-de-porte. Au-delà de l’assainissement, cela impacte le schéma directeur des villes que les autorités souhaitent faire respecter. Pour y parvenir, les déguerpissements semblent être la seule solution, mais pour quel résultat ?

QUID DE L’EFFICACITÉ DES DÉGUERPISSEMENTS

La répétition de ces actions indique clairement leurs échecs. Plusieurs raisons expliquent ces échecs. D’abord, les élus locaux, en charge de cette mission de restauration de l’ordre urbanistique peine à y parvenir tant dans la prise de décision que dans l’exécution. La création d’un ministère de l’assainissement et de la Salubrité en 2019 devait répondre à cette inefficacité en engendrant une synergie effective entre les différents acteurs (les collectivités territoriales, les ministères, etc.). Mais l’opposition de certains élus, les uns pour défendre leur siège de maire ou de conseiller municipal et les autres leurs administrés ; sans oublier la peur de perte « fiscale ». En effet, les commerçants illégaux bien que précaires, payent taxes au jour ou au mois, une source de revenu non négligeable pour les autorités locales…

Ces opérations si elles se résumaient aux bordures de marchés (Bordeaux) et des futurs sites prévus pour des ouvrages d’utilité publique (Kaporo Rail), ces dernières années les actions s’orientent dans les quartiers (Dar-es-Salam) où de plus en plus d’installations « anarchiques » d’habitats et de commerces se développaient. Certains carrefours pourtant obstrués avec de réelles nuisances pour les riverains faisaient moins l’objet d’opérations régulières. Sans oublier tous les désagréments qui s’accentuent avec les dépôts d’ordures à ciel ouvert, les vendeurs à la sauvette le long des voies et leur lot de vol à l’arrachée… qui ont engendré une inesthétique paysagère et un climat lourd au quotidien pour les riverains.

COMMENT DÉGUERPIR AUTREMENT ?

L’objectif affiché dans la nouvelle politique urbaine est clair : révéler le potentiel de Conakry. La capitale doit présenter une image moderne inspirant confiance aux investisseurs comme pour poursuivre la politique derrière la construction des hôtels. Ainsi, les occupants illégaux doivent débarrasser les lieux publics, et malgré l’émoi que cela engendre surtout en périodes de crises (politiques, sanitaires, économiques…) ayant accentué la paupérisation des couches déjà précaires. Cette politique urbaine est loin de faire l’unanimité au sein de la population, et ce selon qu’on est environnementaliste, politique, commerçant ou simple citoyen. Les uns, qualifiant ses actions de « tapage politico-médiatique »  destructeurs d’emplois et les autres soulignant la nécessité de renouer avec l’ordre et la salubrité urbaine.

En s’attaquant ainsi à des lieux comme « Kaporo Rail », les décharges de Dar-es-Salam… il apparait qu’au-delà des besoins de régulation, il semble exister une volonté de maitriser l’espace public. On pourrait se poser la question de l’efficacité des dirigeants actuels à en finir avec l’occupation abusive de l’espace public. Les moyens et les méthodes sont-ils différents de ceux des autres régimes et quels en sont les risques pour la paix sociale ?

Sans conteste, les changements sont tant dans la forme que le fond des déguerpissements, bien que des similitudes persistent. Sur la forme, le changement est tant au niveau de l’envergure que de l’effectivité des actions, car elles ont touché des villes de l’intérieur du pays (Coyah, Dubreka…). Aussi sur le fond, l’ambition affichée par les autorités de résoudre ce problème complexe en alliant problèmes sociaux, environnementaux, économiques et urbanistiques auxquels les gouvernements précédents n’ont pas osé s’attaquer. Aussi la fermeté et la rigueur mises en œuvre pour exécuter autour de ces mesures de déguerpissement, nous poussent à nous demander si nous reverrons apparaitre les « brigades de salubrité urbaine » de notre enfance (pour les plus vieux d’entre nous, bien sûr) ?

VIOLENCE ET RÉCIDIVE

Ainsi que nous l’avons vécu, ce sont de véritables opérations commando qui sont menées sur les sites concernés. L’arrivée des agents commis à la tâche entraine de l’énervement chez les occupants, qui usent de la violence verbale et/ou physique, chacun dans son rôle de protéger ses intérêts. Les occupants déterminés à empêcher la destruction de leurs installations, et les agents tout aussi déterminés à remplir leur mission. Quid de la mise en demeure en bonne et due forme (3 mois avant les opérations, des croix rouges sur les équipements…). Au-delà de l’éviction des occupants indélicats, l’accent doit être mis sur la sensibilisation des populations, sur le changement de comportement, et sur le respect des normes d’occupation du domaine public par voie de médias. Mais, force est de reconnaître que les occupants déguerpis réapparaissent sur certains carrefours et grandes artères. Cela pose la question de l’indemnisation – les déguerpis ne peuvent prétendre à un dédommagement comme dans le cas d’une expropriation – ou du replacement. Et si cette piste était étudiée pour pallier à la problématique de récidive ?

En effet, la question de visibilité et d’accessibilité semblent compliquer le déplacement des commerçants illégalement installés sur de nouveaux sites. Et, pour résoudre la question de la récidive, les opérations d’embellissement et de réinvestissement intelligent de ces espaces détruits sont à réaliser dans de brefs délais pour démontrer de l’utilité des actions de déguerpissements. Ce qui n’est pas souvent le cas, d’où la tentation d’un retour sur les lieux de anciens occupants.

En somme, le déguerpissement se substitue à une application préventive des lois et réglementations. Un mode de régulation coloniale du tissu urbain, toujours d’actualité. Cependant, on note un changement dans les cibles. Les petits commerces de rue sont visés par les opérations dites de salubrité publique avec un incident sur les activités informelles avec un risque pour les couches précaires. Les autorités pourraient entreprendre des initiatives d’aménagement de sites d’accueils avant le déguerpissement, ce dans l’optique de sauvegarder des emplois et des vies qui en dépendent.  Ensuite, les règles de préavis semblent plus respectées dans les cas de déguerpissements qui concernent les habitats, mais ceux appelés « enlèvement d’encombrants » le sont moins. Les autorités pourraient avoir plus d’égard dans les délais accordés aux citoyens compte tenu de la précarité d’une activité pourtant nourricière. Aussi, les interventions pourraient faire l’objet d’une organisation en amont plus humaine avec des équipes plus expérimentées qui jumèlent équipes techniques et sociales. Enfin, la prise en compte de « l’après-déguerpissement », soit en prévoyant des aires de relogement ou un cadre de vie plus agréable et conforme aux schémas urbains modernes sont à considérer. Ce qui pourrait ainsi convaincre les citoyens du bien-fondé de tels choix, à condition qu’ils s’inscrivent dans le long terme.

Toutefois, les multiples opérations de restauration de l’ordre et de la salubrité font apparaître un bilan encore contrasté. La tolérance et le laisser-faire des autorités locales, ainsi que la corruption qui ont marqué les dernières décennies ont fini de valider l’idée que les déguerpissements sont ponctuels et que la réinstallation à l’identique est souvent possible au même endroit.

Aujourd’hui en Guinée, il reste aux pouvoirs publics de trouver l’équilibre entre la remise en ordre du tissu urbain et la pression sociale, dont l’instrumentalisation par les acteurs politiques peut être lourde. La réussite de la régulation sera réelle quand le mot « déguerpissement » ne sera qu’un vague souvenir.

Diaka Camara, Consultant Business Intelligence djaka.c.kaba@gmail.com



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