Violences à Nzérékoré lors du référendum : « Ils ont laissé les gens s’entretuer » (Rapport Human Rights Watch)

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« Les forces de sécurité n’ont défendu que les bureaux de vote et les électeurs, et se sont occupés de la livraison des urnes. Mais elles n’ont rien fait pour arrêter les actes de violence des Guerzé, Konianké et Malinké armés qui ont attaqué les gens et leurs biens. »

Le 22 mars 2020, les Guinéens ont voté aux élections législatives et lors d’un référendum constitutionnel dont les résultats ont permis au président sortant Alpha Condé de briguer un troisième mandat. Le jour du scrutin a été marqué par des violences dans la capitale guinéenne, Conakry, et dans les villes de l’intérieur du pays, où les opposants au projet de constitution – qui avaient boycotté le scrutin – ont affronté des partisans du gouvernement et des membres des forces de sécurité.

La violence a atteint son paroxysme à Nzérékoré, une ville située dans la région forestière du sud-est de Guinée, où les controverses autour du scrutin ont ranimé des tensions intercommunautaires et ethniques présentes de longue date. Les affrontements entre partisans du gouvernement et de l’opposition aux bureaux de vote le jour du scrutin ont été suivis de violences dans toute la ville entre le 22 et le 24 mars, faisant au moins 32 morts dont 3 enfants, 90 blessés et des dégâts et destructions dans des dizaines de maisons, magasins et églises. Human Rights Watch a également documenté un cas de viol d’une jeune fille de 17 ans.

Ce rapport, qui s’appuie sur des entretiens avec 48 victimes et témoins des violences, et avec 31 proches des victimes, membres du personnel médical, journalistes, avocats, universitaires, membres de partis d’opposition, représentants de la société civile et autres personnes bien informées, fournit des témoignages de première main sur les violences survenues à Nzérékoré, et sur la manière dont les autorités guinéennes et les forces de sécurité y ont répondu. Le rapport documente également les violations des droits humains commises par les forces de sécurité guinéennes, notamment des meurtres illégaux, des conditions de détention inhumaines, des détentions illégales et l’usage excessif de la force.

Le scrutin constitutionnel de mars a été l’aboutissement de plusieurs mois d’efforts de la part du président Condé et de ses partisans pour remplacer la constitution de 2010, qui empêche les présidents de briguer plus de deux mandats de cinq ans. Malgré la résistance farouche d’une coalition de groupes de la société civile et de partis d’opposition connue sous le nom de Front national pour la défense de la Constitution (FNDC), le président Condé a annoncé en décembre 2019 qu’un projet de nouvelle constitution allait faire l’objet d’un référendum.

Le FNDC a fréquemment organisé des manifestations contre le projet de nouvelle constitution, qu’il considère comme une tentative de remettre le pouvoir à Condé pour un troisième mandat. Les forces de sécurité ont régulièrement fait un usage excessif de la force pour disperser les manifestants, notamment en se servant de gaz lacrymogènes et en tirant à balles réelles, faisant des dizaines de morts. Les manifestants ont brûlé des pneus, barricadé des rues, attaqué des bureaux de vote et des électeurs et pris pour cible les forces de sécurité.

Les observateurs ont mis en garde contre les violences avant le référendum, qui, selon les déclarations du président Condé en février, se tiendrait en même temps que les élections législatives qui devaient avoir lieu en décembre 2019 et avaient été reportées. Le 21 mars 2020, Condé a déclaré qu’il était certain que le scrutin serait « calme et serein ».

Les violences à Nzérékoré ont commencé le jour du scrutin dans le quartier de Bellevue, où des témoins ont déclaré que les affrontements entre partisans du gouvernement et de l’opposition ont rapidement dégénéré.

Les victimes ont déclaré que la violence, qui s’est étendue à d’autres quartiers de la ville, répondait souvent à des critères ethniques, avec des groupes composés de Guerzé armés, un groupe ethnique considéré comme sympathisant de l’opposition, faisant face à des groupes composés de membres des ethnies Konianké et Malinké, également bien armés, eux-mêmes majoritairement considérés comme sympathisants du parti au pouvoir. Certaines victimes auraient été prises pour cible en raison de leur identité ethnique. De nombreuses victimes ont été abattues, tailladées, battues à mort et au moins une a été brûlée vive.

Malgré la présence de policiers, de gendarmes et de soldats déployés pour assurer la sécurité pendant les élections, des témoins ont déclaré que dans de nombreux cas les forces de sécurité n’étaient pas intervenues ou n’avaient pas répondu aux appels à l’aide afin d’empêcher des groupes de citoyens armés d’attaquer des personnes ou de détruire leurs biens. Les autorités ont toutefois déclaré avoir pris des mesures adéquates pour mettre fin à la violence, notamment en appliquant un couvre-feu, en arrêtant plus de 100 personnes et en envoyant des renforts de l’armée. Les autorités ont également accusé l’opposition d’être derrière les violences à Nzérékoré.

Le gouvernement guinéen a d’abord affirmé que quatre personnes seulement étaient mortes pendant ces violences. Plus tard, il a reconnu un bilan humain plus lourd de 30 morts. Human Rights Watch dispose également de preuves crédibles qui étayent l’allégation faite par des groupes guinéens de défense des droits humains selon laquelle les corps de plus de deux douzaines de personnes tuées au cours des violences ont été enlevés de l’hôpital régional de Nzérékoré pour être secrètement enterrés dans une fosse commune dans la Forêt du 1er mai, dans la ville. Les proches de personnes tuées ont déclaré que l’hôpital avait refusé de remettre les corps des membres de leur famille et qu’ils ne savaient pas où leurs proches avaient été enterrés ou jetés.

Le gouvernement guinéen, en réponse aux questions de Human Rights Watch, a partagé un rapport de juillet d’un juge guinéen qui, après une visite sur le site, a confirmé l’existence de la fosse commune. Un rapport de mars signé par le directeur général de l’hôpital de Nzérékore et un représentant du ministère de la Santé indiquait que le nombre de personnes tuées avait dépassé la capacité de la morgue de l’hôpital et que pour des raisons de santé publique, les autorités avaient décidé de procéder à un « enterrement de circonstance ». Des proches des victimes ont déclaré à Human Rights Watch que le gouvernement devrait exhumer les corps pour identifier leurs dépouilles et permettre un enterrement plus digne.

Les recherches de Human Rights Watch indiquent que, bien que la majorité des meurtres à Nzérékoré aient été perpétrés par des groupes de citoyens armés, les forces de sécurité ont elles aussi tué au moins deux personnes, dont une femme enceinte, ont fait des descentes dans plusieurs maisons, ont pillé et endommagé des propriétés et ont battu des dizaines d’hommes. La plupart des personnes arrêtées ont été illégalement détenues au camp militaire de Beyanzin à Nzérékoré entre le 22 et le 25 mars, où elles ont été battues, détenues dans des conditions inhumaines dans une cellule sale sans ventilation adéquate, et privées de nourriture et d’eau.

Trois ex-détenus ont déclaré à Human Rights Watch que le 24 mars, les soldats du camp militaire les avaient forcés à porter des armes qui ne leur appartenaient pas et qu’ils avaient ensuite été présentés à des journalistes locaux. Plus tard dans la journée, la télévision d’État a qualifié ces détenus de « mercenaires » impliqués dans les violences de Nzérékoré. Les dirigeants du FNDC ont également accusé les autorités de poursuivre plus agressivement les membres de l’ethnie Guerzé et d’autres groupes ethniques considérés comme sympathisants des partis d’opposition, tout en libérant des détenus Malinké.

Selon les membres de leurs familles, leurs avocats et des dirigeants du FNDC, sur les 43 personnes toujours détenues au moment de la rédaction du présent rapport pour leur rôle présumé dans les violences, 39 sont des Guerzé, dont 5 dirigeants du FNDC.

Le 8 septembre, Human Rights Watch a envoyé ses conclusions préliminaires et une liste de questions à Albert Damantang Camara, le ministre de la sécurité et de la protection civile. Le 21 septembre, le ministre Camara a partagé avec Human Rights Watch un rapport de la police guinéenne en date du 30 avril sur les violences de mars à Nzérékoré. Le rapport indique qu’un procureur à Nzérékoré a mis en place une commission d’enquête pour identifier et poursuivre les responsables des crimes commis dans la ville entre le 22 et le 24 mars.

Cependant, le rapport n’aborde presque pas le rôle des forces de sécurité dans la réponse aux violences à Nzérékoré. Il indique seulement que le quartier de Bellevue, où les violences du jour de l’élection ont commencé, avait été « inaccessible » à la police guinéenne en raison des « troubles » qui s’y déroulaient, ajoutant que « l’armée a été réquisitionnée pour se joindre aux forces de sécurité pour ramener le calme ». Le 21 septembre, Human Rights Watch a sollicité des informations supplémentaires au Ministre Camara sur le rôle des forces de sécurité dans la prévention de la violence et sur les allégations selon lesquelles elles auraient commis des violations des droits humains. Le Ministre Camara n’avait pas répondu, au moment de la rédaction du présent rapport.

Alors que la Guinée se prépare à l’élection présidentielle d’octobre 2020, son gouvernement devrait veiller à ce que les forces de sécurité déployées dans les bureaux de vote, et chargées de la surveillance des manifestations politiques, des rassemblements et des autres événements qui précèdent l’élection, protègent adéquatement les personnes tout en respectant leur droit de manifester pacifiquement. Le gouvernement et les autorités chargées de la justice pénale devraient également redoubler d’efforts pour identifier tous les responsables des meurtres et autres crimes commis à Nzérékoré au sein des communautés Guerzé, Malinké et Konianké, afin de démontrer que les auteurs des violences politiques et électorales feront l’objet d’enquêtes et de poursuites rigoureuses dans le cadre de procès équitables, quelle que soit leur appartenance politique ou ethnique. Les forces de sécurité impliquées dans des violations de droits humains devraient également faire l’objet d’enquêtes et de poursuites.

Les partenaires internationaux de la Guinée, notamment la sous-région représentée par la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest, l’Union africaine, les Nations Unies, l’Union européenne et les États-Unis, se sont tous déclarés préoccupés par l’escalade des tensions politiques dans le pays. Avant le scrutin présidentiel de 2020, les partenaires internationaux de la Guinée devraient exhorter le gouvernement à mettre fin à l’impunité pour les violences liées aux élections et à préciser que les responsables du gouvernement guinéen ou les membres des forces de sécurité impliqués dans des violations des droits humains pourraient faire l’objet de sanctions ciblées, notamment des interdictions de voyager et des gels d’avoir.

 Source : Human Rights Watch



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