Il y a quelques mois, le philosophe de Dogomet Sow Rousseau adressait cette lettre aux membres de la cour constitutionnelle

1153

Objet : Contribution à la bataille juridique contre le 3ème mandat du président de la République. Pourquoi et comment  dire NON au Président de la République.

MESSIEURS LES JUGES,

     J’ai l’honneur de vous adresser cette lettre ouverte, pour vous exposer modestement et sous votre haute autorité, les arguments juridiques et politiques, qui commandent, déterminent une décision de non-conformité à la Constitution, de toute loi de révision constitutionnelle portant sur les dispositions intangibles et introduite soit par le président de la République, soit par l’Assemblée nationale.

SUR LA NATURE DES DISPOSITIONS PORTANT REVISION DE LA CONSTITUTION

     Ces règles consacrent le pouvoir et les limites de révision constitutionnelle.

     Il s’agit de règles de compétence : Elles indiquent les organes compétents, la procédure, les interdictions matérielles (domaine  soustrait à la révision), et les interdictions formelles (révision interdite à certaines périodes : état d’urgence, de siège, occupation partielle ou totale de notre territoire).

     Le constituant  originaire de 2010  a entendu exclure de la compétence des organes institués, (constituant dérivé), tous les domaines prévus par les dispositions intangibles, « inrévisables ».

     Ces dispositions ne sont  pas révisables par les moyens réguliers, elles ne peuvent  l’être que par les auteurs d’un coup d’état, autrement dit, un gouvernement de fait, et pas un gouvernement de droit.

      En tout état de cause, par extension  du principe du parallélisme des compétences, on peut dire que ce qui a été interdit par un constituant originaire ne peut être autorisé que par un autre constituant originaire.

      L’organe compétent pour réviser les dispositions intangibles n’existe pas pour l’heure.  Celui-ci ne peut être institué que par un coup d’état.

Toute loi constitutionnelle adoptée sans l’observation des règles de compétence est nulle ou annulable.

MESSIEURS LES JUGES,

     Quelle valeur  peut-on accorder à une norme (loi de révision) contraire au texte(Constitution) qui règle son adoption  et circonscrit ses limites ? La réponse est donnée par Hans KELSEN  qui remarque, à juste titre,  qu’ « une norme dont on pourrait affirmer qu’elle n’est pas conforme à la norme qui règle sa création ne pourrait pas être considérée comme une norme valable, elle serait nulle, autrement dit, elle ne serait pas du tout une norme juridique » (Hans KELSEN, Théorie pure du droit, p.356).

     Aussi, je souhaiterai attirer  votre attention sur ce raisonnement qu’eut la Cour suprême des USA en 1803 dans son célèbre arrêt Marbury contre Madison

« C’est une proposition trop évidente pour être contestée que de dire que la Constitution prime sur tout acte législatif qui lui est contraire ; s’il en était autrement, la législature pourrait altérer la Constitution par une simple loi ».

     Autrement dit, ce raisonnement appliqué à notre espèce donnerait ceci: « C’est une proposition trop évidente pour être contestée que de dire  que les dispositions intangibles, inrévisables de la Constitution, priment sur toute loi de révision constitutionnelle qui lui est contraire ; s’il en était autrement, l’organe de révision constitutionnelle pourrait altérer les dispositions intangibles de la Constitution par une simple loi de révision constitutionnelle » (comparaison soulignée par Kemal GOZLER dans Le pouvoir de révision constitutionnelle, p.453).

MESSIEURS LES JUGES,

      La Constitution, notre texte suprême, est l’ensemble des « règles du jeu : chacun des acteurs choisit entre plusieurs conduites, non pas en fonction de la formulation linguistique des dispositions, mais en considérant les réactions qu’il peut déclencher de la part de ses partenaires » (Michel TROPER, La Constitution et ses représentations sous la Ve République », p.62.

     Autrement dit, si le Président de la République choisit de réviser les dispositions intangibles, il peut s’attendre au déclenchement des réactions suivantes :

-De la part de l’AN qui peut le mettre en accusation pour haute trahison ;

-De la Haute Cour de justice qui par son pouvoir d’interprétation, peut décider que l’accusation portée contre le président relève bien de la haute trahison ;

-De la Cour constitutionnelle qui, par son pouvoir d’interprétation de la Constitution, peut établir la non-conformité de la volonté du président à celle-ci ;

-Du peuple souverain qui, détenteur du «  droit de résister à l’oppression » de l’article 21 al.3 de la Constitution, peut vigoureusement contester la volonté dictatoriale du Président.

     En tout état de cause, l’action illégale, anticonstitutionnelle du président de la République, ne peut restée sans réactions des autres pouvoirs publics et du peuple souverain.

MESSIEURS LES JUGES,

     Si vous laissez notre président modifier les limites substantielles instituées par notre Constitution, cela signifie que vous serez disposés aussi à accueillir une révision qui transgresse les limites formelles (procédure et compétence).

     Autrement  dit, vous serez disposés non seulement à accueillir une révision qui toucherait a la forme républicaine de l’Etat, au principe de laïcité, au principe de la séparation des pouvoir, mais aussi, une révision qui ne respecterait pas la procédure de révision et faite par un organe incompétent.

SUR L’IMPORTANCE DES DISPOSITIONS INTANGIBLES 

MESSIEURS LES JUGES,

     Tout d’abord, convenons ensemble, que  l’intangibilité, n’est que partielle, même extrêmement partielle. En format Word, la Constitution  fait 38 pages, 162 articles, dont seulement 3 articles sont intangibles (43,153 et 154), et ces trois articles réunis font 8 lignes dans la Constitution, soit même pas 1% du texte global.

Quelle était l’intention du constituant de 2010 de soustraire à la compétence des organes institués, -1% du texte constitutionnel?

      La finalité des dispositions « intangibles », est de fixer dans le temps, stabiliser, pérenniser certains principes, certaines valeurs, certaines aspirations jouant le rôle de pont, de lien entre générations passée, présente et future. L’intention du constituant à travers de telles dispositions, est de consolider un système politique.

      L’intention du Constituant de 2010 se lit  très clairement dès le préambule de notre Constitution: « Tirant les leçons de son passé et des changements politiques intervenus depuis lors, le peuple de Guinée…. réaffirme sa volonté d’édifier dans l’unité et la cohésion nationale, un État de droit et de démocratie pluraliste… »

A votre avis, de quelles leçons de notre passé parle le Constituant ?

-Les leçons des 26 ans de règne sans partage d’Ahmed Sékou TOURE ;

-Les leçons des 24 ans de règne sans partage du General Lansana CONTE ;

– Les leçons sur La volonté avortée du capitaine Dadis CAMARA de rester au pouvoir contrairement à ses premières promesses, et la fin tragique de son régime.

En d’autre terme, le Constituant voulait pacifier l’acquisition du pouvoir, limiter le temps de l’exercice du pouvoir et sa transmission de façon régulière.

     Tirer les leçons de notre passé consistait pour le Constituant à éviter la pérennité des dirigeants au pouvoir, source de dictature,  de frustrations populaires accumulées, de crises politiques qui se soldent toujours par des massacres…

MESSIEURS LES JUGES,

     Notre président, depuis son arrivée au pouvoir, n’a tiré aucune leçon de notre passé, et n’a manifesté aucune volonté d’édifier un Etat de droit et une démocratie pluraliste :

-Même sa prestation de serment en 2010 se tint hors-délai ;

– Les législatives, hors délai ;

-Les communales, hors délai ;

-Le refus de mise en place de la haute cour de justice ;

-Les marchés publics entachés d’illégalité à 87% voir à ce propos le rapport d’enquête commandé par l’ancien ministre des finances kerfalla Yansané sur ordre des partenaires financiers internationaux ;

-Un tissus social en lambeaux, puisque notre président est l’inspirateur direct de toute l’épidémie des propos tribalistes dans notre pays ;

-Les meurtres et tortures de citoyens exerçant leur droit de manifester, arrestations et détentions arbitraires ;

-Les attributions d’emplois publics, de marchés publics, nominations, et désignations sur le seul critère ethnique… nous ne pouvons égrener tous les manquements de notre président aux devoirs de sa charge).

     En conséquence, c’est à vous membres de la plus haute instance juridictionnelle de notre pays, de « tirer les leçons de notre passé, des changements politiques intervenus », et de faire respecter la volonté, et l’intention du Constituant de 2010.

SUR LA COMPETENCE DE LA COUR CONSTITUTIONNELLE

    Même si le strict droit positif (textes et jurisprudence), n’attribue pas expressément compétence à la Cour  de contrôler la constitutionnalité des lois constitutionnelles (lois de révision), Celle-ci peut se déclarer compétente en la matière par le biais de l’interprétation, la recherche de l’intention du Constituant de 2010 sur le principe même de « l’intangibilisation » de certaines dispositions.

     Aussi, il est bien connu que la compétence d’une juridiction ne se limite pas seulement, nécessairement, et obligatoirement aux compétences expressément attribuées par un texte.

     Cependant, la Cour n’a jamais été saisie sur la question du contrôle de constitutionnalité des lois constitutionnelles, donc, la Cour ne s’est jamais déclarée compétente ou incompétente.

     En conséquence, c’est l’occasion pour la Cour de se déclarer compétente sur la constitutionnalité des lois constitutionnelles, tant du point de vue procédurale (régularité de la procédure de révision, compétence), que du contenu (limites matérielles imposées à ces lois de révision).

     Ainsi, examinons ensemble quelques exemples de contrôle de constitutionnalité par des Cours constitutionnelles étrangères.

-AUX ETATS-UNIS: Le contrôle de constitutionnalité des lois n’était pas prévu par la Constitution américaine : La Cour supreme des usa a décidé qu’elle était compétente pour  contrôler la conformité à la constitution des actes législatifs (arrêt Marbury contre Madison, 1803).

-EN FRANCE : Le contrôle de constitutionnalité en France, était au départ conçu comme un contrôle de conformité  des lois au seul texte de la Constitution de 1958. Mais dans sa célèbre décision du 16 juillet 1971 dite « Liberté d’association », le Conseil constitutionnel français, décida que les normes sur la base desquelles il doit vérifier la constitutionnalité des lois, ne se limitaient pas seulement à la Constitution de 1958, mais aussi au préambule de la Constitution, qui lui-même renvoie  à la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen- DDHC 1789, au préambule de 1946, qui lui-même renvoie aux PFRLR (Principes Fondamentaux Reconnus Par Les Lois de la République). Donc le Conseil constitutionnel a fait une extension de ses compétences, une extension des normes de référence pour effectuer sa mission de contrôle.

    -En outre, même si le Conseil constitutionnel ne s’est pas déclaré compétent pour contrôler la constitutionnalité des lois constitutionnelles, elle a fait une sorte de mise en garde claire  dans sa Décision n°92-321 DC du  2 septembre 1992, en son Considérant 19 :

« Considérant que sous réserve, d’une part, des limitations touchant aux périodes au cours desquelles une révision de la Constitution ne peut pas être engagée ou poursuivie, qui résultent des articles 7, 16 et 89, alinéa 4, du texte constitutionnel et, d’autre part, du respect des prescriptions du cinquième alinéa de l’article 89 en vertu desquelles « la forme républicaine du gouvernement ne peut faire l’objet d’une révision », le pouvoir constituant est souverain ; qu’il lui est loisible d’abroger, de modifier ou de compléter des dispositions de valeur constitutionnelle dans la forme qu’il estime appropriée ; qu’ainsi rien ne s’oppose à ce qu’il introduise dans le texte de la Constitution des dispositions nouvelles… »

Si nous appliquons le raisonnement de ce Considérant à notre cas guinéen, nous aurons le Considérant suivant :

« Considérant, que rien ne s’oppose à ce que le pouvoir constituant  institué introduise dans la Constitution des dispositions nouvelles , sous réserve des prescriptions des articles 43(intérim de la présidence en cas de décès, démission, ou empêchement), 153 (situation d’état de siège, d’urgence, et occupation partielle ou totale du territoire), et l’article 154 ( La forme républicaine de l’État, le principe de la laïcité, le principe de l’unicité de l’État, le principe de la séparation et de l’équilibre des pouvoirs, le pluralisme politique et syndical, le nombre et la durée des mandats du président de la République  ne peuvent faire l’objet d’une révision) de la Constitution ».

 -EN ALLEMAGNE : Aucune disposition de la Loi fondamentale  de 1949 n’attribuait compétence au Tribunal constitutionnel fédéral pour effectuer un contrôle de constitutionnalité des lois constitutionnelles. Et pourtant, le Tribunal constitutionnel  se déclara compétent  dans  ses décisions du 15 décembre 1970 et du 23 avril 1999.

-EN ITALIE : C’est avec l’arrêt no 1146 de 1988 que la Cour constitutionnelle italienne affirma expressément que les lois constitutionnelles et les lois de révision constitutionnelle peuvent être déclarées inconstitutionnelles même pour vices matériels : « la Constitution italienne contient certains principes suprêmes qui ne peuvent être remis en question ou modifiés dans leur contenu essentiel même par des lois de révision constitutionnelle ou par d’autres lois constitutionnelles ».

-EN AUTRICHE : Dans le droit constitutionnel autrichien, les limites matérielles à la révision constitutionnelle n’existent même pas dans la Constitution, celle-ci ne contient que des limites formelles, procédurales à respecter afin de réviser la Constitution.

    Mais par le biais de l’interprétation, la Cour constitutionnelle s’est déclarée compétente pour contrôler la constitutionnalité des lois constitutionnelles (Décisions du 23 Juin 1988, et 29 Septembre 1988).

MESSIEURS LES JUGES,

     Le peuple de Guinée est abandonné par le gouvernement, abandonné par les parlementaires, par les leaders politiques, par les intellectuels. Son seul et dernier espoir repose  sur votre institution.

    Si la Cour constitutionnelle se déclare incompétente, cela veut dire qu’elle « s’en lave les mains », elle fait comme Ponce Pilate, ce préfet romain de la province de Judée, qui, par calcul politicien, refusa de se prononcer sur le sort de Jésus, en laissant ce dernier se faire condamner à mort par une foule hostile et hystérique. Autrement dit, la Cour se moquerait complètement du sort du peuple dans les mains de dirigeants impitoyables.

    Si la Cour constitutionnelle se déclare incompétente, elle sera responsable devant l’histoire de toutes les tragédies futures dans notre pays.

    Prenez le courage à la lumière de vos homologues étrangers, de rendre une décision courageuse, historique, et mettre fin à la traditionnelle jurisprudence de notre Cour  supreme, qui a toujours consisté à se déclarer incompétente à chaque fois que cette déclaration d’incompétence arrangeait le pouvoir en place.

LE ROLE DE LA COUR CONSTITUTIONNELLE DANS LA REPARTITION DES POUVOIRS

    Le rôle de la Cour est d’une part, empêcher qu’un pouvoir  constitutionnel n’empiète le domaine d’un autre, n’exerce les prérogatives d’une autre institution sans délégation, ou autorisation prévue à cet effet, d’autre part, d’empêcher tout pouvoir  d’exercer une prérogative expressément exclue de sa compétence.

    En l’espèce, toute révision des dispositions intangibles est expressément exclue des attributions de l’exécutif et de l’Assemblée nationale.

MESSIEURS LES JUGES,

    Notre pays ne sera jamais un Etat moderne, un Etat de droit, une démocratie, sans une justice constitutionnelle.

    Notre Constitution est le pacte social en vertu duquel les populations de la Guinée forestière, de la haute guinée, de la moyenne guinée et de la basse cote ont décidé de vivre ensemble, de lier leurs destins. Ya-t-il une autre base juridique traduisant cette volonté de vivre ensemble autre que la Constitution ?

MESSIEURS LES JUGES,

    -Votre rôle n’est pas de protéger un  pouvoir en place, mais d’une part, de protéger les institutions, et d’autre part, protéger le peuple de ces institutions.

    -Votre rôle est de faire respecter les compétences et les procédures définies par la Constitution, en l’occurrence, veillez  à cantonner, à circonscrire chaque pouvoir institué dans les limites fixées par la Constitution.

    -Votre role le plus éminent est de faire comprendre à l’ensemble des populations, et à l’ensemble de la classe politique, que  « Pour être libres, il faut qu’un peuple et ses représentants s’attachent  fermement à cette idée, que la Constitution doit toujours être respectée, tant qu’elle existe, en elle-même et pour elle-même » Adhémar ESMEIN (Juriste constitutionnaliste Français).

MESSIEURS LES JUGES,

    C’est la Constitution qui fait de nous des sujets de droits, c’est sa démolition qui fera de nous des objets de droit aux mains des dirigeants.

    En espérant votre bienveillante attention à mon exposé qui ne vous lie nullement, je vous prie, d’agréer, Messieurs les juges, l’expression de ma très haute considération.

SOW ALPHA/JJR



Guinée Nondi, tout ce qui est information de qualité est notre