La part des visiteurs africains faisant face à des rejets de leur demande de visa pour venir en France a fortement augmenté au cours des cinq dernières années. Ces ressortissants se voient régulièrement notifier des refus sans logique mais, pour certains, démontables par la justice, comme le montre une récente ordonnance du tribunal administratif de Nantes.
« Si j’avais été américaine ou chinoise, les choses se seraient-elles passées de cette manière ? », fait mine de s’interroger Moni A Zock. Cette citoyenne camerounaise, que nous avons rencontrée à Yaoundé, est scandalisée par le parcours du combattant qu’elle a dû suivre afin d’obtenir un visa pour la France, en juin. Sa bataille a duré un mois, lui a coûté beaucoup de temps, d’argent, de stress, avant de se terminer devant le tribunal administratif de Nantes. Elle a eu gain de cause : le tribunal a demandé aux autorités consulaires françaises du Cameroun de lui délivrer un visa en urgence. Cette décision, très relayée depuis par les réseaux sociaux, n’effacera pas la violence morale ressentie par Moni A Zock, qui sait désormais combien la procédure d’attribution des visas peut être arbitraire. L’injustice à laquelle elle a été confrontée est en effet flagrante.
C’est un événement heureux qui devait les amener en France, elle et son mari, Thomas Ireh Assim : le mariage, le 7 juin, de leur fils aîné qui y vit depuis plusieurs années. Conformément à la procédure, ils ont chacun constitué un dossier de demande de visa auprès des services consulaires de l’ambassade de France à Yaoundé. Ils ont fourni exactement les mêmes documents exigés (acte de mariage, extraits de comptes bancaires prouvant qu’ils ont les capacités financières de subvenir à leurs besoins, certificat d’hébergement, billet aller-retour, assurance, etc.) et ont versé les 40 000 francs CFA (60 euros) demandés par personne (et non remboursables).
Lorsque le moment arrive de récupérer le précieux sésame, ils sont stupéfiés : lui l’obtient, elle essuie un refus. Sur le formulaire de notification concernant Moni A Zock, la case n° 9 a été cochée, laquelle stipule : « Votre volonté de quitter le territoire des États membres avant l’expiration du visa n’a pas pu être établie. » Persuadé qu’il s’agit d’une erreur facile à réparer, le couple tente des recours gracieux en adressant des courriers au consul de France, au chef de la section des visas de l’ambassade, et à l’ambassadeur. Ils fournissent de nombreuses preuves que Moni A Zock, à la tête d’une exploitation avicole et agricole prospère, n’a pas le projet de vivre en France. Leur fils écrit aussi. Aucune réponse. « C’était inimaginable ! Nous avions financé les études de notre fils dans l’une des meilleures écoles de commerce françaises. Nous étions allés à sa remise de diplôme. Nous étions fiers de pouvoir assister au premier événement qu’il organisait pour lui-même. Être ainsi traité fait très mal », raconte Thomas Ireh Assim. Lui-même a autrefois étudié en France, où il a obtenu un doctorat en droit.
Moni A Zock et son fils décident d’engager une avocate, Nadège Louafi Ryndina. Cette dernière dépose le 2 juin auprès du tribunal administratif de Nantes une requête en référé-liberté, la procédure prévue en cas d’urgence lorsqu’une décision administrative porte une atteinte grave et illégale à une liberté fondamentale – en l’occurrence, le respect de la vie privée et familiale. La décision est rendue le 4 juin, à l’issue d’une audience à laquelle le ministère de l’intérieur ne s’est pas présenté et n’a fourni aucune explication supplémentaire justifiant le refus de visa. Le juge des référés n’a pas eu de peine à prendre sa décision, enjoignant au ministère de « donner sans délai instruction à l’autorité consulaire à Yaoundé de délivrer un visa ». Il a aussi condamné l’État français à verser 800 euros à Moni A Zock. Trois jours après, elle et son mari ont enfin atterri à Paris, le matin même du mariage. Interrogé par écrit par Mediapart, le ministère de l’intérieur affirme aujourd’hui : « Le dossier de l’intéressée était incomplet, notamment sur la partie relative aux ressources propres, contrairement à celui de son mari. » Cependant, cet argument ne correspond pas à celui invoqué sur le formulaire de notification initial émanant des services consulaires de l’ambassade de France à Yaoundé.
Du point de vue de Nadège Louafi Ryndina, cette affaire « s’inscrit parfaitement dans la tendance actuelle de la politique des visas : on est confronté à des décisions de plus en plus arbitraires, non basées sur des critères objectifs, surtout dans les consulats en Afrique. Ce dossier est très parlant : on refuse le visa à la dame, mais pas au monsieur, alors qu’ils ont produit les mêmes justificatifs et alors que c’est elle qui apporte l’argent dans la famille, le monsieur étant à la retraite. Cela montre l’absurdité de l’approche des consulats ».
Cette réalité est déjà en grande partie connue. « Les conditions de plus en plus draconiennes instaurées au fil du temps ont petit à petit créé un climat faisant clairement sentir aux ressortissants des pays du Sud que le principe de la libre circulation des personnes […] ne leur était pas applicable dans les mêmes termes », soulignait la Cimade dans un rapport publié en 2009. L’association de défense des droits des étrangers relevait « l’opacité des procédures et des décisions », « le coût élevé de la procédure », « les vérifications répétées et outrancières des éléments fournis », etc.
Dix ans plus tard, le tableau apparaît plus sombre encore. Certes, le nombre de demandes et de visas délivrés par les consulats français dans le monde n’a cessé d’augmenter (la France est de loin le pays européen le plus sollicité) : 3,3 millions de visas ont été accordés en 2018, contre 2,4 millions en 2013. Mais le nombre de rejets a davantage crû, en proportion. Le taux global de refus était de 15,7 % en 2018, contre 9,7 % en 2013, et il était souvent plus élevé dans les consulats situés en Afrique : il était par exemple de 36,3 % à Dakar, 30,5 % à Abidjan, 29,8 % à N’Djamena, etc.
De plus en plus d’étudiants remplissant les conditions nécessaires pour suivre des études en France n’obtiennent pas de visa, observe Nadège Louafi Ryndina. Ceux qui ne sont pas freinés par l’augmentation des frais d’inscription à l’université pour les étrangers (laquelle hausse a déjà des conséquences : la baisse des inscriptions d’étudiants africains est « de l’ordre de 30 % à 50 % », selon les autorités universitaires) ne sont donc pas assurés de conduire leur projet jusqu’au bout. De même, des personnes ayant eu autrefois sans peine des visas y ont désormais difficilement accès sans savoir pourquoi.
Samir Abi, responsable de l’Observatoire des migrations ouest-africaines, un réseau composé d’organisations de la société civile basé au Togo, considère que les motifs de refus souvent avancés par le consulat de Lomé, soit l’insuffisance de ressources financières ou de preuves attestant que la personne reviendra au Togo, sont rarement objectifs. « Des hommes ou femmes d’affaires ayant des comptes bien fournis et des sociétés bien établies se voient refuser le visa », souligne-t-il. Une partie des Togolais ayant besoin de se rendre en France préfèrent d’ailleurs aller au Bénin ou au Ghana voisins pour solliciter un visa dans le consulat d’autres pays européens non représentés chez eux et connus pour rendre des décisions moins arbitraires, précise-t-il.
Source Mediapart