(Gros dossier : Enquête) : Le caractère ethnique du vote en Guinée pendant les élections présidentielles de 2010 : Sonny Camara

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Le vote ethnique est un phénomène qui affecte aujourd’hui la plupart des démocraties africaines. Cette mobilisation politique à partir des critères ethniques se perpétue à partir de la base et du sommet (Whitaker et Inyanji, 2015). Autrement dit, dans bien des pays africains, l’ethnicité est devenue une ressource à la fois fondamentale et stratégique que les politiciens manipulent pour avoir une clientèle électorale, donc mobiliser des électeurs. Ce vote ethnique réduit le champ de la compétition démocratique. Il a plutôt tendance à réduire l’expression démocratique à la puissance démographique de l’ethnie, et remet en cause las autres critères (compétence, programme de société, probité morale…) à l’aide desquels les électeurs peuvent choisir leurs représentants. Ce qui pourrait provoquer une crise de représentativité pour certaines minorités et biaiser le processus de démocratisation du pays

Pour mettre en lumière le caractère ethnique du vote, il était important de s’intéresser aux résultats des élections présidentielles de 2010. Comme il n’existe pas de sondages fiables pour déterminer le « poids du vote ethnique » de chaque candidat, je me suis dit qu’il serait important de combiner plusieurs variables pour saisir la portée de ce phénomène en Guinée. Ce sont entre autres : les résultats des votes par régions, combinés à l’appartenance ethnique de chaque candidat. La Guinée compte 33 préfectures regroupées en quatre régions naturelles dont chacune est habitée par un grand groupe ethnique. Cependant, il est difficile de déterminer le pourcentage de chaque ethnie dans la population générale en ce sens qu’il n’existe aucun document récent ayant des chiffres précis et permettant « d’étayer ces perceptions empiriques ». Par ailleurs, les documents comme le dernier recensement général de la population publié en décembre 2015, ainsi que d’autres chiffres provenant d’autres sources comme la presse écrite ou la presse en ligne, ne fournissent pas de données sur la répartition ethno-démographiques de la Guinée. Donc la variable « appartenance ethnique » ne figure pas dans ce dernier recensement. Mieux les documents fournissant ces données ne mentionnent pas de sources précises, encore moins la manière dont ces données ont été obtenues, c’est pourquoi, dans le cadre de cette enquête, j’ai choisi les données produites par Charles (1968), reprises par Barry en 2000.

Tableau : Le poids démographique des ethnies guinéennes

Groupe ethnique        Pourcentage dans la population de la Guinée

PEULS            28.60%

MALINKES       22.40%

SOUSSOUS      13.00%

KISSIS               7.50%

GUERZE          4.20%

TOMAS           3.50%

AUTRES           20.80%

Source : Barry (2000 )

En dépit de leur caractère ancien, ces chiffres permettent de mettre en relief les grands groupes ethniques de la Guinée que sont les Peuls, Malinkés et Soussous. Ainsi, lors des élections présidentielles de 2010, les trois candidats sur le podium sont issus de ces trois grands groupes ethniques. Ce sont : Cellou Dalein Diallo candidat de l’union des forces démocratiques de Guinée (UFDG) qui a obtenu 43.69% des suffrages, de « l’opposant historique ». Alpha Conde, candidat du Rassemblement du peuple de Guinée (RPG) qui a obtenu 18.25% et de Sydia Touré de l’Union des Forces Républicaines (UFR), qui a obtenu 13.62% (CENI, 2010).

Selon ces chiffres, ces élections permettent de comprendre que ces trois candidats ont bénéficié de la puissance démographique de leurs différentes ethnies.  Cellou Dalein Diallo qui est arrivé en tête est bien connu sur la scène nationale pour avoir occupé d’importantes fonctions ministérielles pendant le régime de Lansana Conté. Il est aussi issu de la communauté peule qui est l’un des plus grands groupes ethniques de la Guinée. Diallo, originaire du Fouta, était donc pour beaucoup le candidat peul. Cependant, il n’était pas le seul peul parmi les 24 candidats, mais le seul peul capable de par sa notoriété de devenir président dans un pays qui a connu trois chefs d’Etat depuis 1958 issus des autres groupes ethniques (Souare, 2010).

Alpha Condé, qui est arrivé deuxième au premier tour de cette compétition électorale, avait acquis une longue notoriété suite à ses différentes luttes en tant qu’opposant aux différents régimes. Candidat du RPG, un mouvement politique très ancien et « idéologiquement ancré à gauche », Condé est issu de la communauté Malinké, majoritairement présente en Haute Guinée. Il était, pendant cette compétition électorale, le candidat Malinké, ou plutôt le meilleur pour se qualifier au second tour. La troisième place était occupée par Sydia Touré ancien premier ministre et issu d’une minorité ethnique (Daikanké) et proche des soussous, il était considéré comme le candidat de la Basse Guinée. (Souare, 2010 ). Les tableaux suivants  permettent de mieux comprendre le poids ethnique de l’électorat de chaque candidat.

 Suffrages de CDD à l’élection présidentielle de 2010 (Moyenne Guinée).

CDD     MAMOU         80.66%            89.39%

            PITA                85.72%                        96.13%

            DALABA          85.97%            92.13%

            LABE               90.71%             95.13%

            LELOUMA       88.08%            95.66%

            KOUBIA           88.38%            94.21%

            TOUGUE         90.13%            96.49%

            MALI              84.83%             95.11%

Source : CENI (2010) :

Ce tableau montre que Cellou Dalein Diallo issu de la communauté peule, a obtenu des pourcentages très élevés dans les villes de la Moyenne Guinée qui sont majoritairement habitées par les Peuls. Ce qui voudrait dire que plus de la majorité de ces votants sont issus de cette communauté peule.

Suffrages d’AC à l’élection présidentielle de 2010 (Haute Guinée).

AC       KANKAN          66.95%            93.30%

            KOUROUSSA   81.34%            97.87%

            SIGUIRI            75.93%            94.95

            KEROUANE     59.60%            83.00%

            FARANAH        55.71%            80.16%

            KISSIDOUGOU 47.93%           79.89%

            DABOLA          42.19%            57.48%

Source : CENI(2010) : AC=Aplha Condé

Les résultats dans ce tableau montrent que le candidat Alpha Conde issu de la communauté malinké a obtenu des scores très élevés dans les villes de la Haute Guinée majoritairement peuplées par les Malinkés. En Basse Guinée, Sydia Touré est venu en tête dans la quasi-totalité des villes.

 Suffrages de ST au 1er tour de l’élection présidentielle de 2010 (Basse Guinée).

ST        BOFFA             60.23%

            BOKE              49.02%

            COYAH            45.02%

            DUBREKA        34.30%

            FORECARIAH  50.37%

            KALOUM         50.41%

            MATAM          44.11%

            MATOTO        33.15%

Source : CENI (2010) : ST=Sydia Touré

 Ces différents résultats du scrutin présidentiel de 2010 de la Guinée, permettent de comprendre le poids du facteur ethnique dans la détermination des attitudes et des comportements électoraux en général et le vote en particulier en Guinée.

Dans une de nos publications, l’on s’est déjà posé cette question: en 2010, y-a-t-il eu un vote à caractère ethnique en Guinée ? Oui, et sans aucune ambiguïté si l’on se réfère au principe selon lequel il y a eu une certaine corrélation entre le choix des électeurs et leur appartenance ethnique : la majorité des peules a voté pour le candidat peul, la majorité des malinkés a voté pour le candidat malinké et le candidat proche de l’ethnie soussou a eu le soutien de ce groupe. Autrement dit, l’appartenance ethnique de chacun des candidats et celle des électeurs, a lourdement été déterminant dans le choix de ce dernier. Cellou Dalein Diallo de l’ethnie peule a presque fait le plein de voix dans la région du Fouta, majoritairement peuplée par les Peuls. Malinké, Alpha Condé a quant à lui obtenu d’excellents résultats dans son fief de la haute Guinée majoritairement habité par des Malinkés, et Sydia Touré a presque raflé dans les villes de la Basse Guinée, sa région natale. Ainsi, la performance électorale obtenue par chacun des candidats est due en grande partie à son appartenance ethnique.

 Par ailleurs, à travers ces analyses, l’on peut dire qu’ici, chacun des candidats se sert de l’ethnicité comme étant une stratégie de mobilisation électorale, en ce sens qu’ils se sont tous basés sur cette instrumentalisation ethnique pour avoir un poids électoral. De fait, ils orientent leurs mobilisations vers les électeurs avec lesquels ils ont un patrimoine commun, partageant la même culture ou une même langue. Autrement dit, à travers ces données de l’enquête, l’on se rend compte que tous les candidats ont surfé sur cette ethnicité afin de manipuler les différentes ethnies pour les différentes compétitions électorales.

En somme, ces données mettent en relief des éléments qui conditionnement le choix des électeurs en Guinée. Autrement dit, la participation politique peut être influencée par la famille ou l’appartenance régionale. Il y a donc de fortes chances qu’un Soussou vote pour un candidat Soussou, un Peul pour un candidat peul, un Malinké pour un candidat malinké et un forestier pour un candidat de la forêt. Dans ce cas, l’électeur ne se comporte pas en consommateur rationnel et par conséquent, ne réagit pas en fonction de l’offre politique.

Bibliographie :

AMSELLE, Jean-Loup et M’BOKOLO, Elikia, 1985, Au cœur de l’ethnie : ethnies, tribalisme et Etat en Afrique, Paris, La Découverte

BARRY Alpha Amadou Bano, 2000, Les violences collectives en Afrique : le cas guinéen, Paris, L’Harmatan

BALDE Allassane, 2007, « L’ethnie à l’épreuve des enjeux politiques : réflexion sur le cas de la Guinée »,  Comunication à la conférence internationale « Statistiques sociales et diversité ethnique, doit-on compter, comment et à quelles fins ? Organisée par le CIQSS et l’INED du 06 au 08 Novembre 2007 à Montréal consulté en ligne le 25 Mars 2017

CHARLES Bernard, 1967, « Cadres politiques et administratifs dans la construction nationale de la Guinée », Revue internationale de sociologie, no 2-3, pp 312-359

Issaka Souaré : UNE ANALYSE STRATÉIQUE DES ÉLECTIONS PRÉSIDENTIELLES DE 2010 EN GUINÉE Comment la tortue a-t-elle dépassé le lapin dans la course, 2010, https://www.academia.edu

MALU Malu, Muriel Devey 2009, La Guinée, Paris, Karthala

WHITAKER Beth Elise et Inyanji Salma, 2015, « Vote de la diaspora et ethnicité au Kenya », Afrique contemporaine, numéro 256

Commission électorale nationale indépendante : CENI (2010)



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